Les Terres animales – Laurent Petitmangin

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023
– La Manufacture de livres
Genre : roman noir
Personnages principaux :
Sarah, Fred, Lorna, Marc et Alessandro, habitants d’une zone radioactive

La centrale a explosé. Les habitants ont quitté cette région polluée, la zone a été condamnée. Certains n’ont pas voulu partir, ils sont une vingtaine à être restés sur cette terre irradiée, dont un petit groupe de cinq personnes. Deux couples, Sarah et Fred, Lorna et Marc, et un célibataire, Alessandro, sont devenus inséparables. La fille de Sarah et Fred est morte et enterrée en ce lieu, raison pour laquelle il n’est pas question pour Sarah de partir, elle doit rester auprès de sa fille. Rien ne pourra l’en dissuader. La vie, difficile dans ces conditions, s’organise quand même et le groupe retrouve une existence presque normale. Jusqu’à ce que Sarah soit enceinte et accouche d’une petite fille. Un bébé dans cette situation c’est de la folie, il faut partir, c’est ce que pense la majorité du groupe, sauf Sarah. Des tensions apparaissent dans l’équipe jusqu’ici très soudée.

L’auteur nous décrit d’abord ce qui ressemble à une vie paisible et agréable, mais l’environnement est hostile. La bande des cinq s’est organisée, elle a récupéré ce que les gens qui ont fui ont laissé : des vêtements, des placards entiers de vivres, des médicaments et même quelques bonnes bouteilles. Sans faire la fine bouche sur les dates de péremption, ils ont trois ans de provisions devant eux. D’ailleurs trois ans, c’est leur horizon : dans trois ans, à coup sûr nos corps auront morflé, mais d’ici là on aura profité, entre amis, dit l’un d’eux. Une vie presque heureuse si ce n’est qu’il faut toujours être vigilant, se protéger, la terre est dangereuse, traîtresse. La combinaison, le masque, les gants sont nécessaires à l’extérieur.

Quand la vie reprend ses droits, l’homme et la femme retrouvent leurs instincts : instinct de survie, de groupe, mais aussi instinct sexuel. C’est ainsi que Sarah se retrouve enceinte et qu’elle donne la vie à une petite fille. L’arrivée de ce bébé va tout changer.

La nature inhospitalière malgré sa beauté, avive la solidarité entre les gens. Cette solidarité s’exerce non seulement entre les membres du clan des cinq, mais aussi envers le groupe d’Ouzbeks venu s’installer à proximité. Une mini-société est ainsi créée. Les personnages sont des modèles de compréhension et d’empathie. À croire que l’environnement difficile rend les gens meilleurs qu’ils ne le seraient dans un milieu normal.

Beaucoup d’humanité et de bons sentiments dans ce roman, mais nous ne sommes pas dans un monde de bisounours, la souffrance et la tragédie sont aussi présentes. Les Terres animales est un roman émouvant et plein de sensibilité.

Extrait :
Trois ans, c’est notre horizon. On ne le dépasse jamais. Tout ce qu’on vit, tout ce qu’on imagine se borne à trois ans. Notre stock de nourriture, on fait de notre mieux pour qu’il tienne jusque-là, et c’est vrai aussi pour le carburant, les médicaments, et ce qui nous aide encore à vivre : les piles, les bougies, les allumettes, tous ces adjuvants à l’existence, dont on pourra bien sûr se passer, mais dont on imagine mal la fin. Peu de choses vont au-delà. Nos disques, et encore il faudra pouvoir les jouer. Nos livres, il y en a tant. Même en lisant comme des brutes, aucune chance qu’on n’en ait jamais fait le tour. Presque frustrant.

Cette barrière nous est rentrée dans la tête comme s’il s’agissait de ne pas en faire trop. De ne pas s’effrayer trop vite. Trois ans, c’est énorme, il peut s’y passer tant de choses. C’est beaucoup de soirées, de coups à boire, et de matches de foot. Cela nous semble déjà très satisfaisant, un bon deal. Dans trois ans, le village des vieux aura moitié moins d’habitants. Dans trois ans, à coup sûr nos corps auront morflé, mais d’ici là on aura profité, entre amis.

Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

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Le Fantôme du Vicaire – Éric Fouassier

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Albin Michel)
Genres :
Enquête, thriller
Personnage principal :
Valentin Verne, inspecteur

C’est le deuxième roman de la série « Le Bureau des affaires occultes », mais ce n’est pas nécessaire d’avoir lu le premier pour aborder le second. Spécialiste en histoire de la médecine et de la pharmacie, Fouassier est un passionné des énigmes et il situe ses récits dans un contexte historique bien documenté. Le Fantôme du Vicaire se situe à Paris pendant la Monarchie de juillet.

Valentin Verne est en charge du Bureau des affaires occultes, récemment créé et dont l’existence est instable : tout dépend du président du Conseil nommé par le roi Louis-Philippe, qui vient justement de limoger le banquier Laffitte au profit de Casimir Perier, plus conservateur que républicain. Verne doit se montrer rentable devant son supérieur le préfet de police, mais il doit se méfier parce que, dans les quatre derniers mois, trois préfets de police différents se sont succédé. Le cas sur lequel il enquête actuellement avec son adjoint Isidore Lebrac concerne une affaire plutôt mystérieuse : le riche Ferdinand d’Orval, noble de robe en principe, bourgeois en pratique, a perdu sa fille il y a quelques mois et il s’en remet difficilement, mais un supposé spirite, un dénommé Paul Oblanoff, prétend avoir la capacité d’établir un contact entre elle et Ferdinand. Ses tours de force sont assez réussis; il parvient même à la faire apparaître dans le parc qui entoure la maison des d’Orval.

La partie ne sera pas facile pour l’inspecteur d’autant plus qu’il est obsédé par un vieil ennemi sadique et dépravé, le Vicaire, qui a déjà causé la mort de son père et qui a entrepris d’exterminer tous les amis de Verne pour le seul plaisir de le faire souffrir. Commencé dans le roman précédent, l’affrontement se conclura dans ce roman-ci.

Le contexte parisien est plus qu’un décor : la saleté, la puanteur, la laideur et la pauvreté nous assaillent. L’écart entre les pauvres et les riches saute aux yeux. Comme policier, Verne se meut souvent dans des milieux obscurs et dangereux. En même temps, cependant, la formation de l’auteur nous donne droit à de savantes discussions sur la pharmacie et la photographie. Et nous rencontrons avec plaisir le policier Lecoq, et les véritables Théophile Gauthier et Alfred de Musset, amateurs de spiritisme. Le souci historique de Fouassier lui a valu le prix Griffe noir du meilleur polar historique en 2022.

L’inspecteur Verne est assez sympathique, en plus d’être beau et riche. Sa capacité d’induction et son intérêt pour la science en font un enquêteur assez moderne et, une fois qu’il aura réglé ses traumatismes de jeunesse, on espère qu’il pourra se laisser aller plus facilement à ses amours et à ses amitiés.

Extrait :
Aglaé avait beaucoup insisté pour que Valentin l’accompagne, ce dimanche-là, dans une salle de la rue Taitbout afin d’assister à une conférence donnée par plusieurs personnalités se réclamant de l’héritage saint-simonien. L’inspecteur n’avait pas fait montre d’un grand enthousiasme. La proposition lui paraissait bien trop austère pour occuper une matinée printanière et il avait suggéré de prendre plutôt le coche d’eau pour gagner Auteuil et ses paysages champêtres. Mais Aglaé avait tenu bon. Elle souhaitait lui présenter plusieurs de ses nouvelles amies. « Des femmes fascinantes ! Vous verrez, je suis sûre que vous serez comblé par le combat qu’elles mènent pour raviver l’esprit des Lumières et libérer la femme du carcan que lui impose la société ».

Paris vers 1850

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

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Le diplôme – Amaury Barthet

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023 – Albin Michel
Genres : social, humour
Personnages principaux :
Guillaume, professeur d’histoire-géographie – Nadia, vendeuse dans un magasin de vêtements

 

Guillaume, professeur d’histoire-géographie à Bobigny, est désabusé. Ses élèves ne le respectent pas, ne l’écoutent même plus. Avec son épouse, ce n’est pas mieux, elle lui reproche d’être blasé et dépressif et elle finit par le quitter. Pour lui, c’est une libération, c’est en homme libre qu’il décide de se reprendre en main. Dans une salle de sport, il rencontre Nadia, une belle jeune femme, grande et musclée. Ils sympathisent et même plus. Bien qu’elle ait une licence en éco-gestion et qu’elle soit cultivée, Nadia n’a pas trouvé mieux que d’être vendeuse chez Zara. Elle aspire à un emploi plus élevé, elle en a les capacités, mais ce qui lui manque c’est un diplôme prestigieux. Guillaume décide d’arranger ça : il emprunte le diplôme de HEC de son frère et à l’aide d’un logiciel de traitement d’image il change le nom du détenteur pour mettre celui de Nadia. Munie de ce sésame du succès, Nadia, coachée par Guillaume, va postuler à de plus hautes fonctions. Commence alors pour elle une ascension sociale vertigineuse.

Le constat de départ est qu’en France si vous n’avez pas de bons diplômes, les emplois lucratifs ne sont pas accessibles. C’est le diplôme en tant qu’objet qui a de la valeur, pas le niveau de connaissances qu’il est censé certifier. Donc pour Guillaume, la solution est simple : il va procurer à Nadia le diplôme qui lui ouvrira les portes d’une profession de niveau supérieur en falsifiant le diplôme de son frère. Munie de ce précieux document, Nadia va devoir faire illusion dans le grand monde. C’est ce qu’elle réalise brillamment. Cela lui permet de faire un bond prodigieux dans l’échelle sociale en passant de vendeuse dans un magasin de fringues à secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire. Bien sûr la vraisemblance d’un tel parcours paraît plus que douteuse, mais ce qui intéresse l’auteur n’est pas la vérité absolue, c’est la critique sociale que cela lui permet de faire. Et là, il s’en donne à cœur joie : l’enseignement supérieur à deux vitesses, les grandes écoles qui n’enseignent rien, l’entre-soi dans les cabinets-conseils et les grandes entreprises, la vanité des nouveaux bourgeois du 16e arrondissement de Paris, entre autres. L’auteur ne pousse pas le cynisme jusqu’à faire de l’imposture le grand vainqueur de cette histoire, il imagine aussi, pour préserver la morale, un retour de bâton bien cruel qui clôt de façon assez abrupte ce roman.

Au niveau des personnages principaux, là aussi leur crédibilité est contestable tant leur évolution est stupéfiante. Guillaume, professeur minable, respecté par personne, devient un maître à penser, un coach efficace et un tombeur cruel assez insupportable. Tandis que Nadia, la petite vendeuse, se transforme en une superwoman rayonnante, totalement dévouée au succès d’un capitalisme teinté de vert.

Cette fiction est à la fois une critique sociale impitoyable et une farce grinçante. Elle est jubilatoire par son humour ravageur et son ton sarcastique. Le diplôme est un livre divertissant et facile à lire qui n’exclut pas la réflexion. On l’appréciera si on ne s’offusque pas trop des invraisemblances.

Extrait :
Je pris conscience qu’en une matinée je venais de faire économiser à Nadia cinq ans d’études et près de 40 000 euros de frais de scolarité. C’était en tout cas ce qu’avait payé mon frère pour ses années d’école. Il s’agissait d’une dépense considérable – qui l’avait obligé à contracter un emprunt bancaire sur dix ans – mais elle lui avait garanti une rémunération généreuse et des conditions de travail confortables pour le restant de son existence. Pour cette somme, on pouvait également s’offrir les services d’une mère porteuse canadienne ou d’un tueur à gages albanais. C’était, en quelque sorte, le prix de la vie.

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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La violoncelliste – Daniel Silva

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2021
(The Cellist)
Date de publication française : 2022 (Harper Collins)
Traduction (américain) :
Thibaud Eliroff
Genre :
Espionnage
Personnage principal :
Gabriel Allon, espion israélien

La quatrième de couverture savait accrocher le client : Victor Orlov, milliardaire et dissident russe, est retrouvé empoisonné dans sa luxueuse résidence londonienne. Les Britanniques recueillent peu d’indices. Heureusement, l’espion israélien Gabriel Allon entre en jeu. En se déplaçant à travers l’Europe et en entrant en contact avec un bon nombre de personnages importants, il finit par découvrir, à travers des machinations financières inimaginables, un énorme complot, dont l’assassinat d’Orlov n’était qu’un détail.

Le contexte contemporain de l’intrigue, qui met l’accent sur le rôle de la Russie actuelle et de son dictateur qu’on ne nomme pas, suscite aussi l’intérêt.

Après avoir lu les cent premières pages, cependant, ça m’est devenu trop difficile de continuer : des transactions financières compliquées qui n’en finissent pas, des personnages de tous les pays qui se multiplient, on parle beaucoup et on voyage par avion continuellement, on se suspecte et on fouille les smartphones, puis on parle encore beaucoup. L’ennui m’a submergé et j’ai eu l’impression de perdre mon temps dans la douleur alors que tant de bons romans m’attendent.

L’auteur a déjà eu beaucoup de succès, et il n’est peut-être pas impossible que ce genre de romans ne me convienne tout simplement pas.

Extrait :
Gabriel profita du trajet jusque dans le centre de Zurich pour briefer Eli Lavon sur l’improbable succession d’événements qui avaient précédé leur retour en Suisse. Ses retrouvailles tardives avec leur vieille amie Olga Sukhova à Norwich. L’exfiltration de l’ancienne collègue d’Olga, Nina, d’Amsterdam. Le colis qui avait été déposé au pied du peuplier sur la rive de l’Aare. Puis il l’informa des termes de l’accord inhabituel qu’il avait conclu avec Christoph Bittel, le directeur adjoint d’un service de renseignement étranger qu’on pouvait raisonnablement qualifier d’allié, quand il n’était pas antagoniste.

Niveau de satisfaction : ?!

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Le Cas d’Emily V. – Keith Oatley

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 1993 (The Case of Emily V)
Date de publication française : 1996 (Flammarion, XYZ)
Traduction (anglais) :
Paul Gagné et Lori Saint-Martin
Genres :
Psychologique, historique
Personnages principaux :
Freud, Holmes, Emily

Keith Oatley est né à Londres et il habite maintenant à Toronto. Professeur de psychologie avant tout (Université de Toronto), il a produit cet impressionnant roman qui a mérité le Prix du Commonwealth pour un premier roman. Il a écrit un autre roman historique, Les tumultes du siècle, mais a surtout multiplié les livres et articles de psychologie.

Mise en garde : ce n’est pas parce qu’il y a une mort suspecte ni parce que Holmes et Watson enquêtent qu’on a affaire à un roman policier. C’est plutôt une habile reconstitution historique, fin XIXe-début XXe siècle, en Autriche, en Angleterre et en France, dans laquelle Freud et Holmes se rencontrent et réfléchissent sur le même cas : celui de la jeune Emily, apparemment abusée par son tuteur depuis l’âge de 14 ans, et assez traumatisée pour être traitée par Freud. D’un autre côté, Holmes et Watson sont mandatés par le ministère des Affaires étrangères pour savoir si un certain Mr. S., diplomate britannique, est loyal à la Couronne ou s’il vend des informations secrètes à un pays étranger. Or, ce Mr. S. est justement le tuteur d’Emily et il est décédé suite à une chute dans un précipice alors qu’il se trouvait en présence d’Emily. Holmes cherche à savoir si cette mort a un caractère politique ou si c’est simplement le résultat d’une relation interpersonnelle entre Emily et S.

Le premier tiers du roman (Confession) traite de la thérapie que suit Emily Vincent avec Freud et nous permet de lire le journal d’Emily. On prend connaissance des premiers écrits de Freud jusqu’à L’Interprétation des rêves et à l’élaboration de ses Trois essais sur la théorie de la sexualité. Le journal d’Emily expose les tourments d’Emily, son puissant sentiment de culpabilité : elle s’estime responsable de la mort de son tuteur et s’imagine même qu’elle l’avait probablement provoqué quand elle avait 14 ans. Une deuxième partie (L’Investigation) raconte comment Holmes et Watson se retrouvent dans l’affaire viennoise, s’attarde sur la rencontre entre Freud et Watson et culmine dans l’étonnante collaboration entre Freud et Holmes. La dernière partie (L’obsession) traite des relations entre Emily et son amie Sara. Si la thérapie freudienne a guéri une partie des problèmes d’Emily, sa relation amoureuse avec Sara semble lui avoir redonné le goût de vivre et d’être heureuse, même si des vagues de culpabilité reviennent parfois la hanter.

On le constate : ce roman à mi-chemin entre la fiction et la réalité n’a rien à voir avec un bon thriller comme La solution 7% de Nicholas Meyer. Pour ne pas être déçu, il faut savoir dans quel genre de livre on s’embarque. Cela étant précisé, c’est un très bon roman.

Extrait :
─ Monsieur, poursuivit Holmes, je ne sais pas s’il s’agirait d’un manquement au secret médical, mais j’aimerais beaucoup avoir votre opinion à propos d’un aspect d’une enquête qui concerne une de vos patientes, Miss Emily Vincent. Le Dr. Watson m’a fait part des grandes lignes de l’analyse que vous avez-vous-même faite de cette personne, ainsi que vous en avez rendu compte à l’occasion de votre conférence d’hier soir, quoique, bien entendu, sans révéler de détails à caractère médical.
─ Vraiment, dit le professeur, estomaqué à son tour.
─ Oui, dit Holmes. Je mène une enquête à propos de la disparition du tuteur de votre patiente, émissaire du ministère des Affaires étrangères, qui remplissait ici une mission de quelque importance. S’il est venu à Vienne, c’est peut-être en partie pour voir Miss Vincent. J’ai interrogé cette dernière il y a quelques jours, et elle a affirmé qu’il s’était rendu chez elle, le 6 mai de cette année, et l’a implorée de s’enfuir avec lui (…).
─ Ce que vous me dites me trouble, répliqua le professeur. Vous devez comprendre que la psychanalyse s’apparente en quelque sorte à la confession chez les catholiques. Je suis comme un prêtre qui entend des choses qui ne doivent rejoindre aucune autre oreille et dont les lèvres doivent, sur certaines questions, demeurer irrémédiablement scellées.

Niveau de satisfaction :
4.5 out of 5 stars (4,5 / 5)

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Chien sauvage – Pekka Juntti

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2022 (VILLIKOIRA)
Date de publication française :
2023 – Gallmeister
Traduction (finnois) :
Johanna Kuningas
Genres : aventures, grands espaces, sentimental
Personnage principal :
Samuel, meneur de chiens de traîneau

Samuel, dix-neuf ans, ne veut pas travailler à la mine comme son père et tous les descendants hommes de la famille Somerniva. C’est la place des hommes de notre famille, disait son père. Lui, son rêve est d’être meneur de chiens de traîneau. Il part de la maison familiale pour se faire embaucher dans une ferme d’élevage de chiens huskys, en Laponie. Là, un évènement va lui permettre de sortir de ses conditions de travail difficiles : deux chiens se sont échappés de leur enclos et deviennent sauvages. Samuel se sent investi d’une mission : retrouver et ramener ces chiens. Sa ténacité est partiellement récompensée : il réussit à ramener une des deux bêtes, mais l’autre, devenu complètement sauvage, reste insaisissable. À travers les villages, les forêts et les grandes étendues arctiques, il persiste à poursuivre l’animal. Ce qui l’amène à rencontrer Aava, une jeune femme libérée qui lui fait découvrir l’amour. Moins agréable, il découvre aussi le sens de ces roses qu’on lui laisse comme avertissement. Il faut éviter d’en avoir trois : la troisième annonce la mort.

L’intrigue est scindée en trois parties qui restent longtemps indépendantes. Il faut s’approcher de la fin du roman pour qu’elles finissent par converger :
– Une première partie se situe en 2009, c’est le rêve de Samuel : devenir musher, un meneur de chiens de traîneau
– une seconde partie débute en 1942, elle raconte l’histoire d’Aila, la grand-mère d’Aava, la maîtresse de Samuel
– et une troisième partie nous montre Samuel qui dépérit au fil des jours dans une cabane abandonnée en plein hiver au milieu d’une nature glacée.
Cette curieuse construction fait qu’on se demande, au long de la lecture, ce qui rassemble ces trois pièces qui n’ont apparemment rien en commun. Le lien n’est dévoilé qu’en dernière partie.

Le personnage principal est un jeune homme de dix-neuf ans. Il est simple et courageux, il a un rêve aussi simple que lui : avoir son propre attelage de chiens de traîneau. Mais la vie est plus compliquée, il l’apprendra à ses dépens. Dans les villages isolés, les éleveurs de rennes ont une façon particulière de traiter les problèmes et si les roses sont de jolies fleurs, elles sont aussi un avertissement qu’il faut prendre en compte, surtout si on en reçoit plusieurs successivement. Les femmes, que ce soit Aava la maîtresse de Samuel, ou sa grand-mère Aila, sont des femmes fortes. D’ailleurs ces femmes libérées inversent les rapports habituels entre femmes et hommes, ce sont elles qui prennent les initiatives alors que les hommes se conforment et subissent.

Le cadre est celui de la Laponie avec ses forêts profondes, son hiver glacial, ses aurores boréales et ses élevages de rennes. La rivière Tengeliö est souvent évoquée dans les descriptions de paysages. L’auteur décrit aussi comment au nom du développement et de la reconstruction du pays, les forêts et les cours d’eau ont été dévastés.

Chien sauvage est un roman dont les nombreux noms finlandais rendent la lecture un peu ardue, mais totalement dépaysante.

Extrait :
Il lève son museau au ciel et un cri mélancolique se met à résonner au-dessus de l’étendue gelée.
Le chien sauvage hurle.
Quand il a fini de dire ce qu’il avait sur le cœur, il se tourne vers le lac. J’ai l’impression qu’il me regarde.
— Moi aussi, je me sens triste, dis-je si doucement qu’il ne peut pas m’entendre.
Puis je place mes mains en haut-parleur et lui réponds dans un langage que nous comprenons tous les deux, celui des solitaires, utilisé par les égarés pour alerter leur meute.
Je hurle d’une voix grave, tendre, comme si je fredonnais. J’aboie deux fois puis me répands en lamentations. Je chante pour tout expulser, ma tristesse, mon chagrin, et une fois terminé, j’ai l’impression de m’être purgé. J’ignore si je fais partie de la meute de Nanok, mais je sais que nous sommes tous les deux des rejetés et des haïs. Je n’ai rien autant désiré que d’être avec ce chien. Je hoquette comme un enfant qui vient de pleurer. Nanok gémit deux fois avant de disparaître. La neige a mouillé mes vêtements.

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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L’eau rouge – Jurica Pavičić

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2017 (Crvena Voda)
Date de publication française : 2021 (Agullo)
Traduction (croate) :
Olivier Lannuzel
Genres :
Enquête, historique
Personnage principal :
Silva

Pavičić est né à Split en 1965. Journaliste et critique de cinéma, il a écrit quelques romans dont L’eau rouge, un des rares romans croates qui est parvenu jusqu’à nous. Plusieurs prix prestigieux l’ont honoré, dont, en France, le Grand Prix de Littérature Policière et le Prix Transfuge du Meilleur Polar étranger. Pourtant, on a beau définir le plus largement possible ce qu’est un roman policier, ce roman me semble échapper à cette catégorie.

En 1989, deux mois avant la chute du Mur de Berlin, la jeune et jolie Silva disparaît. Une fugue ? Un enlèvement ? Un meurtre ? Il faudra lire le roman jusqu’au bout pour le savoir. La police enquête, mais ne trouve rien. L’auteur nous fait grâce des opérations policières; ce n’est d’ailleurs pas vraiment ce qui l’intéresse. Ce sur quoi insiste Pavičić, c’est l’effet de cette disparition sur la famille et le bourg de Misto où tout le monde se connaît. Chacun des 23 chapitres d’environ 20 pages porte le nom d’un personnage, comme dans L’Horizon d’une nuit de Camilla Grebe. Mais, alors que, chez elle, l’alternance des personnages permettait de voir les mêmes événements d’un point de vue différent, chez Pavičić le changement de personnages, qui a lieu pendant une trentaine d’années, nous montre plutôt la vie (les pensées, les émotions, les gestes) des principaux personnages et leur évolution dans le temps. On suit ainsi les recherches inlassables de Mate, le frère de Silva, la douleur et la rupture de Jakov et Vesna, les parents de Silva, le destin d’Adrijan, un soupirant de Silva, qui  participe à la victoire des Croates sur les Serbes en 1995, le changement de vocation de Gorki policier en 89 qui ne parvient pas à retrouver Silva, et recyclé dans l’immobilier en 94, la régression de Brane devenu marin, un autre amoureux de Silva…

La liste pourrait continuer, mais c’est suffisant pour comprendre qu’il y a bien du monde dans ce roman, qui exige de nous une grande disponibilité, parce que si les personnages ne nous intéressent pas, on va trouver le temps bien long. Un polar nous demande de l’attention, bien sûr, mais pas une immense disponibilité qui nous oblige à partager la vie intime de chacun, même si les descriptions de Pavičić sont pertinentes et intéressantes.

La finesse psychologique de l’auteur l’emporte donc sur la finesse des policiers. La vie de ces gens n’est, somme toute, pas si différente de la nôtre, et on n’a pas de misère à les comprendre, je dirais même à les reconnaître. On finira bien par savoir ce qui est arrivé à Silva mais, si on ne l’avait pas su, ça n’aurait rien changé, me semble-t-il, à l’essentiel du roman.

Extrait :
C’est un samedi soir. Et comme chaque samedi, ils dînent ensemble. Ils sont quatre à table. Au bout, il y a Jakov. Elle est assise en face de lui. Côté terrasse, il y a leurs deux enfants. Leurs jumeaux  Silva et Mate.
Voilà comment débute la scène dont Vesna se souvient. Ils sont tous les quatre à la maison, assis autour de la table. Devant eux, il y a le dîner qu’elle a préparé. Un plat de flageolets, du pain et des picarels frits. Ils sont assis et ils mangent, comme s’il s’agissait d’un dîner banal, un dîner comme n’importe quel autre.
Dans un coin de la pièce, la télévision est allumée, on entend le journal du soir. Les nouvelles sont fiévreuses, l’époque est troublée : les étudiants chinois ont manifesté place Tien-An-Men, la population s’est soulevée en Allemagne de l’Est, le parti slovène a adopté une nouvelle constitution et réclame une réforme de la fédération yougoslave. On discute de politique un peu partout avec une ferveur et une agitation nouvelles. Mais ni elle ni Jakov ne s’intéressent à la politique. Tous deux vivent avec la ferme conviction que, s’ils se tiennent à distance des problèmes, les problèmes garderont leurs distances vis-à-vis d’eux (…).
C’est comme ça que Vesna se rappelle cette soirée. Elle se la rappelle aujourd’hui encore.
Parce que, aujourd’hui, elle sait. Elle sait ce qu’elle ne savait pas alors.
Elle sait que ça a été la dernière soirée de leur vie normale.

Misto

Niveau de satisfaction :
3.9 out of 5 stars (3,9 / 5)

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Le Roi du jour et de la nuit – Anne Bourrel

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023
– La manufacture de livres
Genres : Psychologique, fantastique
Personnage principal :
Salvador Hollier, grutier

Salvador Hollier est grutier, c’est un professionnel consciencieux et exigeant. Il râle quand son patron ne prend pas le temps de former les nouveaux embauchés qui peuvent se mettre en danger parce qu’ils ne connaissent pas les consignes de sécurité. Il met un point d’honneur à avoir une tenue irréprochable, à être toujours tiré à quatre épingles. Un jour d’avril dans sa cabine, il constate, consterné, qu’il y a un trou dans sa chaussette gauche. Chose bizarre, le trou en tourbillonnant sur lui-même semble s’agrandir pour devenir un puits qui, finalement, finit par l’aspirer. À quatorze heures, deux minutes et seize secondes, Salvador vient de faire un malaise. Il va durer exactement une minute et quatre secondes.

Dans son malaise, Salvador pénètre dans un monde parallèle dans lequel il vit des aventures extraordinaires, pas totalement coupées du réel. Il est appelé par sa mère qui vit dans un village près de la frontière (espagnole). Son subconscient se révèle dans une réalité modifiée comme dans les rêves. L’autrice développe une intrigue dans laquelle rêve et réalité s’entremêlent de façon qu’on ne sait pas exactement dans quel monde on se situe: le tangible ou l’onirique. Tout se mélange et se confond. Ce que l’on vit et ce que l’on voudrait vivre.

L’expérience que vit Salvador rappelle les récits des gens qui ont vécu une EMI (Expérience Mort Imminente), bien qu’Anne Bourrel n’y fasse pas allusion, choisissant plutôt d’évoquer le manque, ce trou noir que chaque humain possède en soi. Salvador verra sa vie profondément changée par cette expérience : « il en ressort régénéré, neuf, lavé de toute peur, de toute angoisse et prêt à mener plus loin le reste de sa vie. Elle fait de lui un homme juste. »

J’ai lu et apprécié trois précédents romans d’Anne Bourrel. Ils abordaient des sujets tels que : la violence faite aux femmes et la lâcheté (Gran Madam’s), l’hérédité, les liens de sang, la famille (L’invention de la neige), la maltraitance des enfants, le viol, la complaisance (Le dernier invité). Le roi du jour et de la nuit est différent en ce sens qu’il n’aborde pas des sujets de société, il évoque une expérience au-delà de la conscience. Le sujet semble tenir à cœur Anne Bourrel, mais il ne lui permet pas d’être aussi percutante et incisive qu’elle l’était sur les thèmes précédents, par contre elle est plus nostalgique et plus poétique. Ce roman est assez déconcertant, hors des sentiers battus.

Extrait :
Salvador s’était peut-être assoupi à son poste dans la grue ou bien il avait été victime d’un malaise, oh, rien de grave, à peine une poignée de secondes, juste le temps de fermer les yeux et de perdre contact avec la réalité la plus immédiate. Il était entré dans son manque, ce trou noir que chaque être humain, peut-être chaque être vivant, possède en soi et transporte tout au long de l’existence. Car nous passons notre temps au bord de ce précipice, nous tournons autour, nous essayons d’en connaître la forme, la couleur, nous y puisons notre force et y cherchons ce qui nous fait défaut.

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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Ils finiront bien par t’avoir – Sébastien Diaz

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2023 (Québec Amérique)
Genre :
Très noir
Personnage principal :
Sophie Routhier

Québec Amérique classe ce roman dans la rubrique Première Impression. C’est, en effet, le premier roman de Sébastien Diaz, surtout connu comme animateur télé et comme le réalisateur de la websérie d’horreur Terreur 404.

Ce premier roman de Diaz n’est pas facile à commenter. La composition est particulière : 14 chapitres d’une vingtaine de pages comme s’il s’agissait de nouvelles, sauf que des personnages reviennent d’un chapitre à l’autre. La thématique reste la même : chaque chapitre se termine par une scène d’horreur où des gens connaissent une mort atroce. Chaque mois de l’année correspond à un épisode; le tout se termine par l’application au dernier être humain de la prophétie : ils finiront bien par t’avoir.

Sophie Routhier réapparaît au restaurant l’Impact à Saint-Hubert. Elle était disparue depuis un bon bout de temps et son retour est spectaculaire : elle est couverte de boue, ses cheveux sont sales et elle pue : un cocktail de sueur, de pisse et de poulet avarié. Elle dit être revenue pour avertir les gens que la Fin de Tout approche. Puis, elle leur raconte quelques événements tragiques dont elle vient d’être témoin.

Chacun des chapitres suivants illustre un de ces événements. En mai, par exemple, la jeune Sarah, douée pour la peinture, obtient une bourse qui l’envoie se perfectionner au Royal Holloway College de l’Université de Londres. En visite à la Picture Gallery, elle tombe sur une peinture effrayante d’Edwin Henry Landseer qui représente deux ours polaires mutilant sauvagement des restes humains. Cette expérience la trouble profondément et, quand elle entreprend de la reproduire, elle se mutile sauvagement et se tue.

Les autres épisodes ne sont pas moins sanglants et se terminent toujours par une sorte de carnage. Faut avoir le cœur bien accroché pour passer à travers les douze mois de l’année. Diaz est habile dans la mesure où il commence par souligner quelques problèmes de la civilisation actuelle et il les pousse à l’extrême; le contraste entre la vie quotidienne « normale » et les aboutissements horribles qui la prolongent donne une certaine crédibilité à chaque épisode. Par contre, les monstres chargés de notre anéantissement nous entraînent dans un autre univers, une autre sorte de littérature.

Extrait :
─ T’as pas remarqué qu’il y a quelque chose de bizarre depuis un boutte ? Y’a pus personne nulle part. C’est pu comme avant. À matin, quand je suis allé prendre mon café à la binerie, y’avait pas un chat. Juste moi pis Laurent Potvin. On devrait-tu mettre la clé dans’ porte tu de suite tant qu’à y être ?

─ Le gens sont juste rendus trop occupés peut-être… Ou y veulent pas voir les touristes qui passent dans le coin (…).
─ Je vais te le dire pourquoi les gens disparaissent de la carte tranquillement. Pourquoi y en a qu’on revoit pu. Y ont peur ! Pis je les comprends. Moi j’ai arrêté de regarder les nouvelles. Ça se bat, ça s’entretue… Cette année on a eu de la neige jusqu’au mois de mai, y ont trouvé deux baleines dans le fleuve à Montréal, un ours polaire en Gaspésie…
─ … les Leafs ont gagné la Coupe ! Y a pu rien qui fait du sens !
─ Bingo ! L’autre matin dans le journal, y parlaient d’une Québécoise qui étudiait en Angleterre qui a massacré un autre élève pis un gars du staff à cause d’une peinture ! UNE PEINTURE ! Calvässe ! Une p’tite fille de chez nous ! Je te le dis : le bon vieux temps est fini (…).
Deux semaines plus tard, Dan et Jean-Pierre disparurent eux aussi mystérieusement.
Évaporés, sans laisser de traces.

Sainte-Anne-de-Beaupré

Niveau de satisfaction :
3.9 out of 5 stars (3,9 / 5)

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Personne ne meurt à Longyearbyen – Morgan Audic

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023 – Albin Michel
Genres : Enquête, thriller
Personnages principaux :
Lottie Sandvik, policière dans le Swalbard (Norvège) – Nils Madsen, journaliste à Oslo

Lottie Sandvik est policière à Longyearbyen, la dernière cité avant le pôle Nord. Dans cette ville tranquille, son ordinaire au travail consiste à traiter un vol ou une bagarre de poivrots. Mais ce jour, elle est appelée sur une affaire plus importante : elle doit constater la mort d’une femme attaquée par un ours blanc. La victime est une jeune femme doctorante en biologie arctique. Son corps a été retrouvé près d’un cachalot qui s’est échoué là quelques mois auparavant. On pense qu’elle était en train de faire des prélèvements sur l’animal marin quand l’ours l’a attaquée. Chose étrange : elle n’avait pas de fusil alors que la sécurité impose de porter une arme hors des villes, à cause de la présence des ours dans la région. Lottie ne s’en tient pas aux apparences, elle va creuser cette affaire qui lui paraît bancale.
Dans les îles Lofoten, à l’hôpital de Tromsø, Nils Madsen reconnaît la dépouille d’Åsa Hagen, avec qui il a travaillé en tant que reporter de guerre. Elle se serait suicidée en se noyant. Elle enquêtait sur la mutilation de mammifères marins et elle s’était fait quelques ennemis, notamment parmi les baleiniers. Nils connaissait très bien Åsa avec qui il a entretenu une relation forte, il ne peut admettre qu’une femme de la trempe d’Åsa se soit donné la mort ainsi. Il va enquêter sur cet étrange suicide.

Le cadre donne à ce roman une coloration spéciale, avec la neige, les étendues glacées et l’hiver polaire pendant lequel le soleil disparaît. Plus de trois mois sans autre lumière que celle des éclairages électriques et des aurores boréales verdâtres. Et puis, il y a la mer de Norvège et les mammifères marins dont il est beaucoup question : baleines, cachalots, bélugas, orques, dauphins, phoques. Il y a aussi ces étranges échouages : celui du cachalot près duquel on a trouvé le cadavre déchiqueté de l’étudiante en biologie arctique et celui du béluga qui intéressait beaucoup Åsa avant sa mort. Il est aussi question des méthodes de pêche des baleiniers qui ne s’embarrassent pas de la réglementation internationale de la pêche. Et enfin l’auteur nous dévoile l’intérêt que portent les militaires russes et américains aux animaux marins.

L’intrigue commence lentement par ce qui semble être un accident et un suicide. Elle prend ensuite de l’ampleur par les enquêtes qui font évoluer le point de vue pour finalement atteindre un dénouement bien surprenant.

Les personnages principaux sont des êtres marqués par les épreuves. La policière Lottie a subi une agression quand elle officiait à Oslo. Depuis, elle a des crises d’angoisse. En se faisant muter dans un endroit tranquille, elle espérait que ça passerait. Le journaliste Madsen a couvert les guerres d’Irak, d’Ukraine, d’Afghanistan. Il a vu un certain nombre d’horreurs. Chacun investigue de son côté, avant que les deux enquêtes ne convergent pour arriver à un aboutissement inattendu.

Une intrigue progressive et bien construite, des personnages meurtris mais tenaces, un décor totalement dépaysant et une belle ambiance polaire sont les composants de ce roman aussi distrayant que surprenant. Certains éléments semblent tirés d’une œuvre de science-fiction, mais ils sont basés sur des faits ayant réellement existé.

Extrait :
– Entre 2018 et 2019, nos anciens militaires ont acheté des terrains dans la baie de Nakhodka, dans l’Extrême-Orient russe. Là-bas, ils capturaient des bélugas et des orques et les retenaient dans des enclos flottants en attendant de les vendre à leurs clients chinois. Tout allait pour le mieux, jusqu’à ce que des écologistes découvrent les bassins et lancent une grande campagne pour faire fermer ce qu’ils appelaient « la prison des baleines ».

Longyearbyen (Norvège)

Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

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Les nuits de Reykjavik – Arnaldur Indridason

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2012 (Reykjavikurnatur)
Date de publication française : 2015 (Métailié, Points)
Traduction (islandais) :
Eric Boury
Genres :
Enquête, sociologique
Personnage principal :
Erlendur, policier

Ce n’est pas le premier roman policier d’Indridason, mais c’est la première enquête d’Erlendur, qui deviendra rapidement son homme de confiance.

Reykjavic, début du XXIe siècle. Le jeune Erlendur (28 ans) travaille sur une patrouille de nuit avec deux étudiants en droit, Gardar et Marteinn, qui ont obtenu cet emploi d’été dans la police. Leur travail consiste surtout à gérer les disputes entre fêtards imbibés d’alcool, prendre soin des clochards refusés dans les refuges parce que trop ivres et, à la rigueur, intervenir dans quelques disputes familiales ou pour quelques infractions plus importantes comme des vols ou des crimes liés au trafic de drogues. Ce n’est pas un travail palpitant, mais Erlendur est satisfait parce que ses deux stagiaires sont sympathiques et que la nuit est plus calme que le jour.  Erlendur aime le calme, la sobriété, une certaine solitude, et le silence ne l’effraie pas. Il demeure seul pour le moment mais sa copine, depuis plus de deux ans, souhaiterait qu’il partage un appartement avec elle, ou, mieux, qu’il achète une maison.

Au cours de ses nuits de patrouille, Erlendur rencontre à quelques reprises un sans-abri presque toujours ivre, Hannibal, avec qui il jase un peu. Or, un jour, Hannibal est retrouvé noyé dans un étang; compte tenu de son taux d’alcool avancé, on suppose qu’il est tombé dans l’eau accidentellement. Loin d’être convaincu, Erlendur décide, à titre personnel, de prendre les choses en mains. Pendant ses recherches, une jeune femme appelée Oddy est portée disparue : a-t-elle volontairement quitté son mari qui la battait, s’est-elle suicidée ou a-t-elle été assassinée ? Erlendur découvre qu’elle est passée près du refuge d’Hannibal le jour où il est mort.

Les enquêtes sur la mort d’Hannibal et sur la disparition d’Oddy restent officiellement ouvertes, mais la police prend pour acquis qu’Hannibal a été victime d’un accident et qu’Oddy s’est suicidée. Après bien des détours, des hypothèses testées, des entrevues non officielles avec des témoins ou des suspects, Erlendur arrive à une autre conclusion dans les deux cas.

Les nuits de Reykjavic décrites depuis une auto-patrouille ne sont pas très gaies. Les interventions policières sont très ponctuelles. Mais l’enquête d’Erlendur permet de constater que la capitale islandaise connaît aussi des crimes de plus grande envergure. Ça nous permet aussi de saisir qu’Erlendur est tenace et fonceur. Pas facile de comprendre pourquoi il s’est autant impliqué dans le cas d’Hannibal, même si certains souvenirs de son passé nous font sentir son besoin de venir en aide aux laissés-pour-compte.

L’histoire est assez complexe et il ne faut pas essayer de découvrir l’assassin avant la police. La construction du récit est habile et permet au lecteur de respirer : une cinquantaine de chapitres d’une huitaine de pages. Et comme c’est le premier tome de la série Erlendur, c’est surtout la personnalité du policier qui s’y développe : un homme assez ordinaire, plutôt solitaire, tenace, obstiné même, peu liant mais loyal.

Une série qui promet.

Extrait :
Erlendur possédait un vieux tacot qu’il prenait parfois pour quitter la ville. Il se garait alors au bord de la route et allait marcher dans les montagnes en emportant une tente quand les prévisions météo étaient bonnes. Il ne se considérait toutefois pas comme un randonneur même s’il s’était inscrit à l’Association touristique d’Islande dont il recevait le bulletin annuel. Il n’avait participé qu’une seule fois aux activités de cette association en guidant un grand groupe de marcheurs jusqu’aux sources chaudes de Landmannalaugar. Il avait alors compris qu’il détestait voyager avec des gens qui manifestaient en permanence de la gaîté. Toute cette joie avait quelque chose d’oppressant.

Reykjavik

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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Le dernier étage du monde – Bruno Markov

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023 – Anne Carrière
Genres :
Thriller, high-tech, sociétal
Personnage principal :
Victor Laplace, brillant développeur et consultant d’un grand cabinet conseil

Victor Laplace est en guerre. Il veut la tête de celui qui a poussé son père au suicide. Il a une stratégie pour cela : s’infiltrer dans le cabinet conseil qu’a monté son ennemi, apprendre ses méthodes, étudier l’adversaire et le moment venu, l’attaquer pour l’abattre. C’est donc progressivement que Victor approche Stanislas Dorsay, le fondateur de B&G Disrupt, un cabinet spécialisé dans les hautes technologies : intelligence artificielle, neurotechnologies, réalité virtuelle … Et comme c’est un cador dans la création des algorithmes, il ne tarde pas à se faire remarquer par ses compétences. Mais dans un monde où le talent vaut moins que l’entregent, Victor doit aussi assimiler les codes de conduite en vigueur chez les consultants pour faire partie du sérail, il doit améliorer son savoir-être. Il apprend vite, commence alors pour lui une ascension rapide vers les plus hauts étages du monde où se décide l’avenir.

L’auteur qui a été consultant en stratégie connait très bien le monde des cabinets conseils et des entreprises qui les utilisent. Il nous donne une vision sombre de ce milieu économique et financier. C’est à travers la transformation de Victor Laplace, jeune homme réservé et timide, marqué par deux épreuves successives : son père s’est suicidé et dans la foulée son amoureuse l’a plaqué, que commence la description de ce microcosme. Pour s’imposer Victor doit devenir un autre homme : un être qui sait utiliser toutes les ficelles de la séduction, un conquérant sans sentiments, qui se contrôle en permanence, un dominateur. Il devient Victor Newman, un membre de l’espèce dominante.

Le monde décrit dans ce roman n’est pas très désirable. C’est celui de la compétition permanente, de la domination, c’est le Game, le grand jeu de la manipulation. Gagner encore plus d’argent, devenir enviable, booster sa carrière, doper ses ventes, muscler son réseau, cultiver sa valeur. Séduire les grands patrons et les jolies filles, c’est aussi le Game. Mais surtout pas de sentiments qui pourraient affaiblir la performance. Amour et amitié sont une perte de temps. La séduction et le sexe font partie de la stratégie de domination. La seule parole d’évangile est : baisez-vous les uns les autres dans un univers totalement déshumanisé.

Le monde que ces gens-là nous préparent n’est pas plus enviable que celui dans lequel ils vivent : « Tôt ou tard, on réduira tout le réel en équations. On estimera le prix des nuages et du vent, des forêts et des mers, on calculera le risque, la valeur ajoutée de chaque centimètre cube de matière et d’énergie sur terre. Tout le vivant sera mis au travail, intégré à nos business plans, comme aujourd’hui déjà la plupart des hommes, des animaux et des plantes. » C’est effrayant, mais pas si improbable.

Le dernier étage du monde nous décrit de l’intérieur un monde bien réel mais l’intrigue est romanesque et les personnages imaginaires. Ce livre est édifiant sur les pratiques des consultants chèrement rétribués par des financiers, des économistes et des politiques qui préparent un avenir inquiétant. A lire absolument pour comprendre les enjeux du futur.

Extrait :
— C’est notre déni de cette obsolescence, notre ignorance sélective à nous, les « élites », qui alimentent la colère des foules, cette marée noire qui s’embrase sous nos yeux. Et tant que nous refuserons d’admettre que la fête est finie, nous continuerons de faire élire des guignols et despotes en puissance qui se nourrissent de ce ressentiment.

Autour de la table, tout le monde acquiesce avec déférence, même ceux qui ne sont pas d’accord. La valeur nette – net worth pour les intimes – de ce type est supérieure à celle de tous les convives réunis. Alors il pourrait proclamer que la Terre est plate, le consensus serait à peu près le même. Quant à moi c’est simple, je bois ses paroles. Son discours me fait l’effet d’une révélation : il est donc possible, n’en déplaise à Patrick, de critiquer les règles du jeu sans y perdre, de réussir sans devenir un parfait connard. En deux phrases, Chris Murray vient de réhabiliter le modèle que mon père incarnait à mes yeux, dans ses belles années. Un ingénieur ne cherchant pas à se travestir en homme d’affaires, préférant l’intelligence au savoir-être… Un exemple à suivre. Je ne me suis jamais senti aussi fier d’être connecté à quelqu’un sur LinkedIn.

Niveau de satisfaction :
4.4 out of 5 stars (4,4 / 5)

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