Datas sanglantes (Trilogie du dark net 2) – Jakub Szamałek

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2019 (Kimkolwiek jesteś)
Date de publication française :
2023 – Métailié
Traduction (polonais) :
Kamil Barbarski
Genres : Thriller, technopolar
Personnages principaux :
Julita, journaliste d’investigation – Jan, expert en cybersécurité – Aneta, attachée de presse auprès d’un député – Oleg, modérateur d’un réseau social

Hanna, alias KandyKroosh, est camgirl : elle se fait filmer dans des tenues et des positions suggestives, les images sont visionnées à travers internet par des clients qui paient pour cela. Un jour elle est assassinée par un homme cagoulé alors que la caméra continue de tourner, c’est un meurtre en direct, les images se propagent sur le réseau. L’attention de Julita, journaliste, est attirée sur cet évènement par un hacker qui traquait les membres d’un réseau pédophile. Julita commence une enquête compliquée, aidée par Jan, expert en cybersécurité. Pendant ce temps Aneta prépare la campagne électorale pour le député Warecki, chef de file du parti Pologne Demain, qui a décidé d’augmenter les chances de son groupe en faisant appel à une société aux méthodes inédites, aux limites de la légalité et complètement en dehors de toute éthique. C’est dans ce qui se passe sur internet que se trouvent les points de convergence entre l’enquête de Julita et la campagne électorale du député.

Plusieurs sujets se superposent dans l’intrigue : le meurtre de la camgirl, les procédés dérangeants utilisés par une étrange entreprise pour mener une campagne électorale et les faux comptes qui polluent un célèbre réseau social. Bien sûr tout cela finit par se recouper. Ajoutez à cela la description de connaissances informatiques pointues et des outils utilisés par les hackers dont l’auteur nous révèle l’existence et vous comprendrez qu’il faut rester concentré durant la lecture. Il y a des explications très techniques qui pourraient rebuter ceux qui n’ont pas, ou peu, de notions d’informatique. Mais au moins, cela montre que l’auteur connaît bien le sujet dont il parle.

Ce roman est édifiant. Ainsi nous apprenons qu’à partir des traces laissées sur les réseaux sociaux et sur internet en général, on peut tout savoir de quelqu’un : son nom, l’endroit où il habite, ses fréquentations, son métier, ses déplacements … Nous apprenons aussi comment on pourrait pirater le vote électronique des élections pour faire élire un candidat choisi à l’avance. Tout ça est inquiétant, mais parfaitement crédible, car basé sur des techniques existantes, pas à la portée du premier venu, mais régulièrement mises en œuvre par des services spéciaux d’État et des hackers de haut niveau.

Cette fiction n’est pas qu’instructive, elle est aussi captivante, il y a de la tension, de l’action, des filatures, des poursuites, des gens qui risquent leur peau.

Il y a des personnages intéressants. Julita est une journaliste pugnace qui ne renonce jamais, même quand le danger est grand. Elle est bien aidée par Jan, ancien policier et expert en informatique, mais pas seulement, c’est aussi quelqu’un qui réagit vite et sait prendre rapidement des décisions. Aneta était une attachée de presse efficace et dévouée jusqu’à ce qu’elle soit supplantée auprès de son député par une agence aux méthodes douteuses. Oleg est un modérateur de réseau social, il est efficace et observateur, mais un peu naïf concernant la gratitude de son employeur.

Datas sanglantes est un technopolar édifiant concernant l’usage, souvent pernicieux, des technologies du numérique. Leur usage en politique est effrayant et ce n’est pas de la science-fiction. C’est aussi un thriller enlevé et haletant qui accroche bien le lecteur.

C’est le tome 2 de la Trilogie du dark net. À noter qu’on peut le lire sans avoir lu le premier intitulé Tu sais qui.

Extrait :
– Humm. Moi, je vois ça comme ça. Alex McCabe trouve le moyen de pirater les élections estoniennes. Il décide de présenter sa découverte au defcon, mais l’affaire parvient je ne sais comment aux oreilles des Russes… au gru ou au fsb, je ne sais pas… Pour l’instant, peu importe. Ils lui volent son ordi, le menacent, lui disent que s’il raconte à quelqu’un ce qui s’est passé, ils lui feront la peau. Ils s’emparent de son malware… Et ils modifient les résultats du vote en ligne. Le projet réussit assez pour faire élire un candidat favorable à la Russie. En un mot, c’est un formidable succès. Thé ou café ?

– Bah tu sais quoi… un thé, peut-être, exceptionnellement. Avec du citron, s’il y en a.
– Il y en a, dit Jan en tendant la main vers la corbeille de fruits. Ensuite, les Russes commencent à mater les endroits où ils pourraient greffer la merveilleuse habitude de voter par Internet. Ils décident de tenter le coup en Pologne… et ils contactent le député Warecki.

Niveau de satisfaction :
4.4 out of 5 stars (4,4 / 5)

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Septembre avant l’Apocalypse – Lionel Noël

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2023 (Alire)
Genres : Espionnage, historique
Personnage principal :
Desmond Bingham, journaliste

Pas facile de résumer ce roman, long et dense. Les lecteurs des romans précédents de Noël reconnaîtront le style, mais en plus complexe encore que dans Halifax Express. Plus de personnages, plus de petites intrigues juxtaposées dans ce grand thriller, et un fil directeur aux faces multiples : l’enquête, bien sûr, de Desmond Bringham, sur l’agence privée Atropos utilisée par le gouvernement américain pour contourner les agences officielles du pays afin d’exécuter des tâches discutables dans l’ombre, et de centraliser toutes les informations recueillies par les diverses agences de renseignements. Mais aussi, évidemment, la compétition entre ces agences et les intérêts particuliers des membres influents du gouvernement qui ont pour habitude de ne pas tenir compte suffisamment des alertes de menaces terroristes qui sont pourtant relayées d’un bureau à l’autre.

Après le 11 septembre, on savait bien qu’il y avait eu des problèmes de communication entre les principales agences de renseignements, mais Noël décrit en détail les raisons pour lesquelles les informations relatives à une énorme attaque terroriste qui se prépare contre les États-Unis n’aboutissent pas entre les mains de ceux qui auraient pu contrer les attentats que l’on connaît. Les recherches de l’auteur s’étendent sur plus de 20 ans; ce qui rend la lecture très instructive mais un peu fastidieuse.

C’est un véritable livre d’Histoire et même de géographie : un Montréalais reconnaîtra les immeubles fréquentés par les espions, particulièrement le restaurant Alexandre. Le lecteur doit prendre des notes comme quand il était étudiant. C’est pourquoi le roman nous tient, mais pas comme nous tient un roman policier ou d’espionnage. Même les romans de John Le Carré, avec qui on a comparé l’auteur, sont moins touffus et on peut y déceler plus facilement la progression d’une intrigue.

Cela dit, Michel Roberge a écrit un commentaire dithyrambique et très fouillé sur ce roman qui apparaît comme le testament de l’auteur (même s’il est encore jeune).

Noël explique dans une entrevue que ce roman est « construit sur les fils conducteurs, les dialogues et les scènes de trois manuscrits jamais publiés et rédigés avant 2001 ». D’où un travail colossal d’intégration et de synthèse. Il pourrait ajouter ce que Sartre disait d’une de ses œuvres philosophiques très développées : « Je n’ai pas eu le temps de faire bref ! »

Extrait :
Dobrikine[1] sait que l’idée de faire percuter un avion de ligne dans un gratte-ciel au cœur d’une mégalopole ne vient pas d’Al Quaïda. Cette stratégie a déjà été planifiée sur Paris, en 1994, par les Algériens du Groupe islamique armé, durant le détournement et la prise d’otages du vol 8969 d’Air France, scénario avorté par l’intervention du GIGN[2] sur les pistes de l’aéroport de Marseille.
Pour Dobrikine, il est clair qu’il devait se passer quelque chose d’énorme. On ne joue pas avec le feu impunément. En Afghanistan, les Américains avaient financé à coups de millions de dollars la lutte antisoviétique, mais comme personne chez eux n’avait voulu aider à réparer la casse, ils devaient forcément en payer les conséquences. Et Dobrikine estime qu’ils ne l’ont pas volé car, à ses yeux, les États-Unis sont l’incarnation personnifiée de l’ignorance, de l’égocentrisme, de la cupidité et de l’hypocrisie.

[1]  Chef du SVR au Canada, le Service des renseignements extérieurs de la Fédération de Russie, qui a succédé au KGB en 1991. Équivalent de la CIA.
[2]  Groupe d’intervention de la Gendarmerie nationale française.

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

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Tu sais qui (Trilogie du dark net 1) – Jakub Szamalek

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2019 (Cokolwiek wybierzesz)
Date de publication française :
2022 – Éditions Métailié
Traduction (polonais) :
Kamil Barbarski
Genres : Thriller, technopolar
Personnages principaux :
Julita Wójcicka, journaliste d’investigation – Jan Tran, expert en cybersécurité

Julita Wójcicka est journaliste pour un tabloïd du net, un journal en ligne dont le succès se mesure exclusivement au nombre de pages visitées et surtout au nombre de publicités affichées. La mort de Buczek, célèbre animateur du spectacle de télévision pour enfants Les pistaches bleues, lui fournit la matière de plusieurs articles. Cependant comme Julita est curieuse et observatrice, elle a l’impression que quelque chose n’est pas net dans l’accident de l’animateur. Elle remarque qu’il avait les ongles cassés, arrachés et en sang. Elle décide de creuser l’affaire et de s’intéresser au passé de Buczek. Pour elle c’est le début de graves ennuis, dans son travail et dans sa vie personnelle.

L’intrigue démarre par l’accident de l’animateur vedette. Un simple accident de la route pour la police. Il faut l’opiniâtreté de Julita pour y voir autre chose. Elle n’est pas seule à savoir que ce n’est pas un banal accident : quelqu’un tente de la dissuader de s’intéresser à Buczek. Quelqu’un de très habile, capable de prendre le contrôle de son ordinateur, de fouiller dans sa vie privée et de publier sur internet des photos d’elle qui la discréditent. Elle est dépassée, impuissante à se protéger des attaques informatiques de ce redoutable adversaire. Heureusement, elle reçoit l’aide de Jan Tran, un policier expert en cybersécurité. Lui aussi était sur une enquête concernant Buczek avant d’en être dessaisi, c’est pour cela qu’il a décidé de prêter main-forte à Julita.

C’est ainsi que Julita découvre les techniques de hacking et le monde souterrain du dark net. Un réseau caché où se dissimulent aussi bien les échanges de l’opposition iranienne, des anarchistes du Rojava, des militants des droits de l’homme d’Amérique latine que les entretiens entre les journalistes d’investigation et leurs sources. Mais on peut aussi s’y procurer des drogues, de la pornographie, des armes, des munitions, des numéros de cartes de crédit, louer les services d’un hacker ou d’un tueur à gages, entre autres. Julita avait l’impression de s’être téléportée dans une dimension parallèle où les anarchistes et les libertaires avaient triomphé, où tout était légal, où tout était à vendre, où personne ne posait de questions, mais se contentait de compter l’argent. Dans ce monde sans lois, son mystérieux adversaire est parfaitement à l’aise. Son allié Jan Tran aussi.

Au niveau des personnages, la journaliste Julita tient le rôle principal. C’est une jeune femme de 27 ans, dynamique et tenace. Parfois elle doute, hésite, mais finalement ne lâche jamais, même quand elle est agressée. Julita, bien que débutante dans le métier, a la fibre du journaliste d’investigation, elle est coriace, capable de risquer sa tête tout en travaillant gratuitement. L’aide bienvenue de Jan lui fait découvrir la cybercriminalité et les méthodes pour s’en protéger. Mais Jan n’est pas un professeur agréable. Sûr de son savoir, il est austère et rugueux, il se moque et bouscule l’ignorante Julita qui fait n’importe quoi, selon lui. Jan se conduit souvent comme un mufle. Pas du tout dans la séduction le mec ! Mais il est très efficace et c’est un as dans la cybersécurité. Julita s’accroche et apprend vite. Elle arrive à étonner Jan et même à susciter son admiration, ce qui n’est pas un mince exploit.

En exergue du livre se trouve la phrase : Ceci n’est pas un roman de science-fiction. Effectivement, on pourrait croire que les techniques informatiques décrites n’existent pas encore, qu’elles seront effectives dans le futur. Il n’en est rien, tout cela est ancré dans la réalité actuelle, mais le grand public l’ignore et ne sait pas à quel point chacun, derrière son ordinateur ou son smartphone, est vulnérable.

Tu sais qui est un thriller haletant et passionnant, avec du rythme et du suspense. C’est aussi un technopolar édifiant sur le piratage informatique et la cybercriminalité. En résumé, c’est un excellent roman, distrayant et instructif.

Extrait :
D’un autre côté, le dark net, ou plutôt l’anonymat qu’il permet, peut aussi être exploité au nom du bien.

– Des exemples ?
– Le premier qui me vient à l’esprit, c’est Edward Snowden. La plupart d’entre vous connaissent probablement son nom, mais à tout hasard je vais faire un bref rappel. C’est l’analyste qui a dévoilé l’échelle des programmes d’espionnage de la NSA américaine, des programmes qui ne visaient pas seulement les citoyens américains, mais nous aussi. Sans le TOR et le chiffrement, Snowden n’aurait sans doute jamais réussi à prendre discrètement contact avec des journalistes et leur transmettre les informations sensibles. Et Snowden n’est pas le seul. Beaucoup de journaux possèdent aujourd’hui des pages sur le dark net avec des messageries pour informateurs qui garantissent l’anonymat et la sécurité.
– Bon d’accord, mais quelles sont les proportions ? Combien d’utilisateurs du TOR sont de simples citoyens, des journalistes ou des lanceurs d’alerte, pour combien de criminels ?
– Difficile à dire. La structure du dark net rend impossible la tenue de statistiques précises. En revanche, je suis certaine que si vous en saviez plus sur la manière dont chacun de nos faits et gestes est espionné sur Internet, et je dis bien chacun, et sur la manière dont les renseignements ainsi glanés sont utilisés pour nous abrutir, nous manipuler et nous plumer… vous regarderiez le dark net d’un œil plus clément.

Niveau de satisfaction :
4.4 out of 5 stars (4,4 / 5)

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Points de fuite – Martin Michaud

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2023 (Libre expression)
Genre : Thriller
Personnage principal :
Alice Lavoie, policière (SQ)

On nous présente ce roman comme le premier opus d’un triptyque explorant l’univers de l’art et des faux tableaux. En guise d’introduction, une scène dramatique met en scène la jeune policière Alice Lavoie tapie dans son autopatrouille à côté d’un jeune homme qui semble victime d’un violent choc, et derrière lesquels repose un cadavre. On est le 16 octobre 1997.

Le début véritable de l’histoire, c’est le vol de plusieurs tableaux de valeur au Musée des beaux-arts, le 4 septembre 1972. Quelque temps après, les voleurs constateront la disparition d’un de ces tableaux, le Esmé de Franz Hoffmann. Ce vol permet de situer deux riches familles de la région de Baie-Saint-Paul : les Lazare, Italiens d’origine, mafieux de réputation, bien intégrés à la société québécoise; et les Lavoie, au passé nébuleux, dont le père, Bertrand, est un habile faussaire, et dont la mère, Carla, a entretenu une relation ambigüe avec Robin, le jeune frère de la famille Lazare, dominée par Francis, et complétée par Simon l’impulsif. Or, Francis est convaincu que le tableau Esmé a été volé par Bertrand. Intimidé par les menaces de Francis, Bertrand ne cesse de clamer qu’il n’a rien à voir là-dedans.

Puis, la jeune sœur d’Alice, Rosalie, quatre ans, est enlevée. Pour qu’elle soit restituée à la famille Lavoie, il faut qu’elle soit échangée contre le fameux tableau. Comme les Lavoie affirment ne pas avoir ce tableau, la négociation est mal partie. La police soupçonne évidemment Francis, sans réussir cependant à trouver des indices probants. La fille de Clara et Bertrand, Alice, plus ou moins accompagnée de son jeune frère Étienne, se convainc qu’elle va trouver Rosalie. Elle prend alors toutes sortes d’initiatives solitaires qui aboutissent le plus souvent à des catastrophes, comme la mort de son ami Félix.

Le dénouement n’est pas très clair. Alice semble bien s’en sortir, stimulée par Félix, qui est mort en principe, mais menacée par un hélicoptère qui finira peut-être par rejoindre le Naïma qui fend les vagues à toute allure vers Québec.

Le roman est dense : beaucoup de réflexions sur l’art, sur l’autonomie des femmes, sur l’importance de la famille, sur les mensonges inévitables. À vrai dire, trop de détours pour que l’intrigue principale nous accroche solidement. Et les initiatives jusqu’au-boutistes d’Alice pourraient nous faire croire qu’elle vit au pays des merveilles. Je me suis un peu ennuyé de la grosse Jacinthe.[1]

[1] Jacinthe Taillon est la partenaire de Victor Lessard dans plusieurs romans de Michaud.

Extrait :
Tu me fais rire, Alice Lavoie. T’enquêtes en parallèle sur l’enlèvement de notre sœur, tu violes la loi pour me protéger alors que je suis coupable d’un meurtre, et ça non seulement c’est correct, on peut mentir à tour de bras pour ne pas se faire prendre, mais en plus il faut garder ça caché. Sauf que la minute où je trompe ma blonde, il faut que je lui dise tout de suite la vérité. Ça, ça peut pas rester caché une seconde, même pas pour éviter de lui faire de la peine. Excuse-moi ? J’ai pas le droit d’être mélangé et de prendre le temps d’y penser ?
C’est pas une question de vérité ou de mensonge ici, Étienne. C’est une question de loyauté. On peut mentir aux autres pour protéger les personnes qu’on aime et envers qui on est loyal, mais avec elles, il faut être totalement honnête.
Il hoche la tête, visiblement perturbé par mes paroles.
─ T’as raison, excuse-moi.

Baie-Saint-Paul

Niveau de satisfaction :
3.5 out of 5 stars (3,5 / 5)

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Le clan des Belen – Julia Castel

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023 – Scrineo
Genres : Thriller, roman noir, fantastique
Personnage principal :
Nora Leroy, vétérinaire dans les Ardennes

Quand Nora a hérité d’une maison dans les Ardennes, elle a tout plaqué à Paris : la clinique vétérinaire qu’elle tenait, son appartement et son compagnon. Elle est partie s’installer dans un petit village avec sa fille de six ans. Elle a repris la clinique que le précédent vétérinaire a laissée en prenant une retraite anticipée et précipitée. Un jour, elle trouve sur la route un animal blessé qu’elle prend d’abord pour un chien, mais qui est en réalité un loup. C’est pour elle le début des ennuis, car dans la région le loup est l’ennemi numéro un, tout comme la famille Belen qui les protège. Deux camps se sont formés : d’un côté les villageois, de l’autre les Belen et les loups. Nora se retrouve coincée entre ces deux groupes antagonistes.

Le cadre du roman est les Ardennes, une région de forêts profondes et de légendes ancestrales. Les légendes concernant les loups se mêlent aux faits réels : les loups ont attaqué les troupeaux, des disparitions leur sont attribuées, ainsi que la mort du médecin du village, ceux qui ont des conflits avec les Belen auraient vu leurs enfants disparaître, les meneurs de loups ont le pouvoir de charmer les loups, ils parlent leur langue et les loups leur obéissent, d’autres prennent l’apparence des hommes, parlent comme les hommes, mais ce seraient des loups, des loups-garous.

Nora, jeune femme moderne, ne croit pas à ces légendes. Par contre son assistant, enfant du pays, la met en garde et l’adjure de se montrer prudente. D’autant plus que des faits étranges bousculent la logique : le loup que Nora a soigné est particulièrement gros et robuste. Une analyse de ses poils détermine que c’est un Canis dirus, un loup géant préhistorique qui se serait éteint il y a 10 000 ans !

L’intrigue installe la tension et le mystère dans une atmosphère lourde d’affrontement entre le clan des Belen et les villageois. Pendant les trois-quarts du roman, l’autrice reste dans une intrigue classique, ce n’est qu’en dernière partie que les évènements basculent dans le domaine du fantastique. Certains lecteurs pourraient ne pas apprécier cette échappatoire et considérer que c’est une solution de facilité dispensant de fournir une solution logique aux mystères à élucider. Cependant l’autrice a pris le parti de « mêler l’intime et le surnaturel, et a pour ambition de revisiter le bestiaire des monstres fantastiques. » Le clan des Belen s’inscrit parfaitement dans cette démarche.

Entre thriller, roman noir et roman fantastique, le clan des Belen est un livre captivant sur les mystères qui entourent les loups et sur la fascination qu’ils exercent. C’est un premier roman prometteur.

Extrait :
— Nos loups ? Ne me dites pas que vous croyez tout ce qui se raconte au village, capitaine…, dit-il en ricanant sans camoufler son mépris. Les loups vont où bon leur semble. Et si les chasseurs arrêtaient de massacrer toute la faune de la forêt, les loups n’auraient pas besoin d’aller chercher de la nourriture au village.
— Plusieurs témoignages rapportent que les loups vous obéissent comme des chiens.
— J’imagine qu’ils vous ont raconté leur histoire de meneur de loups ? C’est joli, hein ? Ça ferait un bon roman. Mais soyons sérieux.
— Je suis très sérieuse. On vous a vu avec des loups, et pas n’importe lesquels. Des Canis dirus, une race préhistorique censée avoir disparu depuis bien longtemps. Et manque de chance, c’est une de ces bêtes qui a tué le médecin.
Canis dirus, vous dites ? Je me renseignerai, c’est intéressant. Les loups sont des animaux fascinants, vous ne trouvez pas ?
— Non, pas vraiment… Mais vous pourrez en parler avec Nora Leroy, c’est elle qui a identifié l’espèce, et il me semble que vous vous connaissez plutôt bien, tous les deux.
— Je me ferai un plaisir d’en parler avec elle.

Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

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Les Prix Arthur-Ellis-3 – Peter Sellers

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2011-2021
Date de publication française : 2023 (Alire)
Traduction (anglais) :
Luc Baranger, Patrick Dusoulier et Pascal Raud
Genre :
Nouvelles policières, noires
Personnages principaux :
Henri Karubje, Michael Grandy …

En réunissant ces onze nouvelles policières, récemment traduites, qui ont mérité le prix Arthur-Ellis de 2011 à 2021, Peter Sellers nous offre une belle occasion de connaître quelques écrivain(e)s du Canada anglais : Catherine Astolfo (Ontario), Margaret Atwood (Ontario), Susan Daly (Ontario), Marcelle Dubé (Alberta), Scott Mackay (Ontario), Mary Jane Maffini (Nouvelle Écosse et Ontario), Twist Phelan (Américaine), Linda L. Richards (Colombie- Britannique et Arizona), Peter Sellers (Ontario), Yasuko Thanh (Colombie-Britannique).[1]

Ce sont des nouvelles de 20 à 30 pages, dont les genres diffèrent grandement : enquête, thriller, noir … Les écrits sont de qualité : chacun s’est mérité le Prix Arthur-Ellis de la meilleure nouvelle, même si, comme dans le domaine des vins, les millésimes ne sont pas équivalents. J’ai noté de 3 à 4.3, et je dirai un mot des nouvelles qui ont obtenu 4 et plus.

D’abord, Margaret Atwood qui est la seule, je crois, qu’on connaît bien au Québec francophone comme en France. Mon collègue et moi avons déjà commenté certaines de ses œuvres. Son Matelas de pierre décrit une excursion dans l’Arctique qui donnera lieu à une vengeance. Son personnage principal est une femme mûre particulièrement lucide qui rencontre dans les glaces, par hasard, un homme aujourd’hui galant, autrefois brutal, qui l’avait violée. Il la courtise sans la reconnaître. Elle joue le jeu le temps de trouver le moment favorable pour lui rafraîchir la mémoire et l’abandonner, agonisant, sur un stromatolithe, c’est-à-dire un matelas de pierre.

L’Anomalie de Catherine Astolfo raconte une partie de la vie d’un ancien tueur en série, qui aura bientôt 90 ans, et qui vit isolé dans un petit village de Terre-Neuve appelé Back Side Harbour, « le trou du cul d’une étroite bande de terre qui se jette dans l’Atlantique ». Il évite le plus de contacts humains possible, et ne tolère que la fréquentation de sa vieille chatte tigrée, Miss Kitty, et de son cochon Marvin. Mais un jeune homme, journaliste en herbe, parvient à entrer chez lui par effraction. Le vieil homme le menotte et lui sert du thé et des biscuits, le temps d’apprendre qui il est, ce qu’il vient faire chez lui et surtout comment il est parvenu à le trouver. Dans une conversation apparemment amicale, le jeune garçon lui indique avec quelle habileté il a obtenu ses informations auprès d’un ancien détenu maintenant installé à St. John’s. Pour sa sécurité personnelle, comme en légitime défense, le vieux doit se débarrasser du jeune et de son ex-compagnon de cellule.

Marcelle Dubé situe son récit (Vague de froid) au Yukon : une skieuse, Olivia, doit rejoindre ses amis dans une cabane. Il fait -25⁰ et le soleil commence à décliner. En arrivant à la cabane, elle s’aperçoit qu’un inconnu tient ses amis en joue et que deux d’entre eux ont été ligotés. Son pire ennemi, à elle, pour le moment, c’est le froid. Difficile d’appeler le 911, parce que le signal ne se rend pas. Elle gagne alors le sommet de la butte, signale difficilement le 911 parce que ses doigts gèlent, et arrive une motoneige qui arrête au chalet : un complice ! Situation pratiquement inextricable. Dont Olivia ne se sortira pas aisément.

L’histoire (Tellement de choses en commun) que raconte Mary Jane Maffini est bien agréable. Deux escrocs tentent d’extorquer de l’argent, assez subtilement, à une dame âgée, Willa Bennington. Le sergent détective Joe Kelly essaie depuis longtemps de neutraliser les Carson, mais ils sont habiles et ont même réussi à obtenir un acquittement après avoir poussé des personnes âgées à la misère et même à la mort. On observe d’ailleurs les ruses qu’ils déploient pour persuader Willa de leur prêter quelques milliers de dollars pour une journée. Kelly met en garde madame Bennington. Elle ne paraît pas se méfier et invite même les Carson à dîner. La transaction est sur le point de se réaliser, mais un certain accident se produit. Et le sergent Kelly et madame Bennington trouvent qu’ils ont bien des choses en commun.

Linda L. Richards concocte un suspense (Terminal City) de façon froide et implacable. L’affrontement entre une tueuse à gages d’expérience et un bel homme riche et aimable nous captive fortement. Une tueuse ne doit pas trouver trop sympathique sa prochaine victime et une victime ne doit pas trop favoriser la mission de son exécuteur. Et pourtant…

[1]  11 nouvelles et 10 auteurs, parce que Catherine Astolfo en a écrit 2 ! Et non, il ne s’agit pas du Peter Sellers qui nous a fait rire pendant des années.

Extrait :
Au départ, Verna n’avait pas l’intention de tuer qui que ce soit. Elle avait simplement en tête de prendre des vacances, rien de plus. Faire une pause, procéder à une petite comptabilité interne, se débarrasser des peaux mortes. L’Arctique lui convient : il y a quelque chose d’intrinsèquement apaisant dans les vastes étendues de glace et de roche, de mer et de ciel, que ne viennent troubler ni les villes ni les autoroutes, ni les arbres et autres distractions qui encombrent les paysages du sud.
(Margaret Atwood, Matelas de pierre).

L’Arctique

Niveau de satisfaction :
4 out of 5 stars (4 / 5)

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Le silence des noyées – Gabriel Katz

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023 – Éditions du Masque
Genres : Thriller psychologique, roman noir
Personnage principal :
Scott Mc Brennan, fils d’une vieille famille d’aristocrates

Scoot Mc Brennan se rend à Dun Mansion, le manoir familial, comme chaque année le 24 décembre. C’est l’anniversaire du mariage du patriarche, son grand-père. À la sortie d’un virage, il aperçoit une autostoppeuse. Après une hésitation, il embarque une jeune femme blonde, aussi confiante que mutique et peu curieuse. Ce sera la première fois qu’une étrangère passera les fêtes dans le clan Mc Brennan. De quoi mettre un peu de sel dans la réunion familiale que Scott trouve chaque année plus assommante. En fait il exulte de pouvoir apporter un peu de perturbation dans ce rassemblement annuel immuable. À ce moment-là, Scott ne sait pas encore qu’il va réussir son coup au-delà de ses espérances puisque l’autostoppeuse va être le déclencheur d’un chaos inédit, révélateur de toutes les rancœurs, faisant aussi remonter à la surface un secret bien enfoui depuis des années.

C’est à travers la vision de Scott que nous découvrons la tribu Mc Brennan. Une vieille famille aristocratique, riche et attachée aux traditions qui, chaque année, se réunit la veille de Noël pour célébrer l’anniversaire de mariage du vieux comme l’appelle Scott, le patriarche qui rassemble ses ouailles. C’est sans complaisance que Scott nous décrit les membres de la famille : son père, son grand-père, ses oncles, tantes et leur progéniture. Il n’y a aucune tendresse ni affection dans ces portraits, au contraire ils sont pleins de sarcasmes, de cruauté et même de haine.

C’est peut-être son accident qui a rendu Scott aussi cynique : il y a quatre ans, sa voiture s’est encastrée dans un camion de quinze tonnes. Depuis il est handicapé, il traîne sa jambe gauche, il se meut avec difficulté. Il noie ses soucis dans l’alcool, il ne cache pas qu’il est un alcoolique invétéré, tout le monde le sait, on planque simplement les bouteilles à Dun Mansion. C’est devenu un homme arrogant, désenchanté et indifférent qui a du mal à supporter ses congénères, surtout ceux de sa famille. Mais son œil est aiguisé et son sens de l’observation particulièrement aigu. Scott se complaît dans la provocation et dans la transgression. C’est pour cela qu’il introduit l’autostoppeuse en pleine célébration familiale, telle une mauvaise herbe au milieu d’un gazon anglais. Il jubile alors d’observer les réactions des uns et des autres.

Ce que n’avait pas prévu Scott c’est que la fille qu’il a amenée ferait ressurgir inopinément le drame qui a eu lieu dans une pièce du manoir. Qu’est-ce qui s’est passé dans cette putain de salle de bains ? demande la sœur de Scott. C’est la question qu’il ne fallait pas poser pour maintenir un semblant de sérénité.

L’écriture est claire et incisive. Les phrases sont tranchantes, pleines de sarcasmes, de cynisme et d’un humour noir tout à fait réjouissant.

Le silence des noyées est le roman d’une vieille famille aristocratique anglaise, unie en apparence, mais qu’un petit élément perturbateur va plonger dans le chaos et faire ressurgir les ressentiments d’un passé sordide. Un beau roman, sombre et acerbe.

Extrait :
C’est alors que le patriarche s’immobilise, l’œil attiré par une chevelure blonde qui n’appartient pas à son cheptel. L’autostoppeuse. Mon autostoppeuse. Ses bras retombent, lentement. Je vois ses sourcils se froncer, tandis que monte en moi l’ivresse de l’interdit. Je voudrais croiser son regard mais il ne voit plus qu’elle, comme moi, et pourtant nous n’avons rien bu. Regarde-la, mon invitée, mon inconnue, ma transgression, cette fille que je t’impose parce que je n’ai plus quinze ans, et que tu ne me fais plus peur. Tu te sentiras vieux, Douglas Mc Brennan, et je me sentirai vivre.

Manoir Dun Mansion

Niveau de satisfaction :
4.3 out of 5 stars (4,3 / 5)

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La Vieille Fille et l’Enfant – Catherine Sylvestre

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2023 (Alire)
Genre :
Enquête
Personnage principal :
Catherine

Sylvestre adopte un style tellement singulier que les réactions des lecteurs sont tranchées : on aime ou on n’aime pas. C’est Catherine elle-même qui raconte l’histoire où elle figure en la commentant continuellement : c’est comme si elle nous livrait son journal personnel avec des remarques sur ses ami(e)s, des anecdotes, ses jurons préférés, les interventions de ses voix intérieures, tout cela avec un sens de l’humour pas toujours très subtil. Ou bien on trouve attachante cette femme dans la jeune quarantaine, ou bien elle nous énerve.

Son ex-collègue, Jeanne Blanchette, qui travaillait avec elle à la bibliothèque, lui demande d’aider sa sœur Agnès qui reste obsédée par la mort de son amie Mireille, qu’elle n’a pas rappelée après avoir entendu sur son répondeur un message reçu la veille : « Faut absolument que j’te parle, je sais pas quoi faire. J’y repense tout le temps, depuis mercredi … Ça ne me sort pas de la tête ! C’est à cause de la petite fille de la piscine … Seigneur ! J’avais jamais vu une face pareille, j’te dirais … enragée. Entéka. J’peux pas te raconter ça au téléphone, c’est trop bizarre. Appelle-moi dès que tu peux. Bye. »

Mireille est morte en glissant sur un savon dans les douches de la piscine où des femmes suivaient un cours d’aquaforme. Le rapport du coroner a conclu qu’il s’agissait d’un accident. Ce qui n’empêche pas Agnès de se sentir coupable. Catherine doit donc rencontrer plusieurs personnes, et les interroger pour essayer de trouver des éléments susceptibles d’aider Agnès à surmonter sa culpabilité.

Son conjoint vient la rejoindre à Lévis où une tentative d’enlèvement d’enfant s’est produite sans conséquence mais où un autre enfant finit par être enlevé. Yves a enquêté à Laval sur un cas semblable il y a quelques années (un tueur en série qui enlevait des enfants), et son insuccès l’a déprimé. Il compte bien se reprendre cette fois-ci, même s’il est plus ou moins retraité.

Agnès retrouve le sourire; le tueur en série est découvert; mais un grave événement entraîne une finale dramatique. C’est peut-être pour qu’on ne la trouve pas trop légère que l’auteure a noirci la finale…

Extrait :
Vous croyez que j’engueule Yves quand on s’installe dans l’auto ? Que nenni. Je me tais encore. Même ma chorale intérieure est muette, tétanisée. Mon homme ne cherche pas non plus à entamer la conversation. S’il a joué les innocents hier soir, il m’a sûrement vue examiner le paquet dans le coffre, paquet qu’il n’a du reste pas chercher à dissimuler. Durant une cinquantaine de kilomètres, on avale la route comme un sac de chips, du genre qu’on finit par vider sans s’en rendre compte en regardant la télé (…).
Je suis choquée, dans tous les sens du terme : fâchée, en état de choc, interloquée, abasourdie. Mon chum m’a manipulée. Il s’est servi de ce qui devait être un geste de reconnaissance à l’égard de nos hôtes pour leur tendre un piège. Je n’ai pas de mots. Il m’a coupé le sifflet, le souffle, l’esprit.

Des enfants jouent à Lévis

Niveau de satisfaction :
3.4 out of 5 stars (3,4 / 5)

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Et vous passerez comme des vents fous – Clara Arnaud

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023 – Actes Sud
Genres : Écologie, grands espaces
Personnages principaux :
Gaspard, berger dans les Pyrénées – Alma, Éthologue au Centre national pour la biodiversité – Jules, montreur d’ours

Gaspard, berger pyrénéen, remonte à l’estive, comme tous les ans. Mais cette année, il est angoissé et marqué par les évènements dramatiques qui se sont déroulés l’année dernière. Gaspard est berger salarié par le Groupement Pastoral d’Escobas, il mène un troupeau de 800 brebis, c’est une grande responsabilité et la présence d’une imposante ourse qui a déjà attaqué son troupeau l’année précédente rend sa tâche compliquée et stressante.
Alma, participe au suivi des ours pour le Centre national pour la biodiversité. Elle est docteur en biologie comportementale. Sa mission est d’étudier le comportement de l’ourse prédatrice nommée Negra à cause de sa fourrure noire et de désamorcer quelques-uns des préjugés qui concernent l’animal et entretiennent le conflit entre les éleveurs et les écologistes. Mission d’autant plus difficile que le temps lui est compté. Avec des objectifs bien différents, Alma et Gaspard, vont parcourir la montagne majestueuse et âpre pour aller au contact des animaux, domestiques ou sauvages.

Les Pyrénées sont le cadre à la fois magnifique et austère du roman. Il y a un village au bout d’une route encaissée, peuplé d’éleveurs de moutons et de quelques commerces. La vie y est rude, accordée à l’état du ciel et de la terre. C’est un monde de vallées profondes, d’immenses forêts, des parois granitiques … un monde sauvage. Mais c’est aussi un monde en train de changer : les rivières abondantes se transforment en ruisseaux, la canicule sévit et la sécheresse raréfie l’herbe que broutent les brebis.

Au travers du personnage de Gaspard, l’autrice nous montre toute la difficulté et la complexité du métier de berger. Finie l’image d’Épinal du berger. Aujourd’hui, le berger doit surveiller près de mille bêtes, il faut faire du chiffre. Il doit être aussi un peu vétérinaire pour soigner le piétin (maladie contagieuse des pieds des ovins), réduire les fractures et même achever un animal trop gravement blessé. Les dangers sont nombreux : bêtes égarées, chute dans les précipices et présence d’un puissant prédateur : l’ours. Gaspard continue un métier qu’il aime, mais il est traumatisé par ce qui s’est passé l’année dernière où il a perdu des bêtes et un être cher. Berger, il faut un caractère, disait Jean, un vieux berger, un sage qui est son mentor et un exemple pour lui.

Dans un tout autre domaine, Alma a fort à faire pour essayer de donner les clés de la cohabitation de l’ours et des éleveurs. Elle est fascinée par Negra, une ourse puissante qui de temps à autre va chercher son repas dans un troupeau. Alma est prise entre deux feux : certains habitants la voient comme une ennemie qui protège les ours, Salope à ours !!! a été tagué sur sa voiture et d’autre part sa hiérarchie lui réclame des résultats rapides alors que son travail d’observation se fait sur un temps long.

Cette fiction est particulièrement bien documentée sur le métier de berger et sur le problème de la présence de l’ours dans une région de pâturage. Il n’y a aucun manichéisme dans cet ouvrage, sa lecture permet au contraire de comprendre la position des partisans de la présence de l’ours aussi bien que celle des opposants. L’autrice s’est si bien imprégnée de cet environnement austère qu’on a l’impression qu’elle y a vécu toute sa vie.

En parallèle avec l’intrigue principale, Clara Arnaud développe l’histoire de Jules, un montreur d’ours de la fin du 19e siècle. Parti du même petit village, il fit un tour du monde montant des spectacles qui mettaient en scène son ourse dressée, il connut un grand succès avant de finir tristement. Cette partie expose la cruauté humaine, même si elle est exercée sans méchanceté, permettant de réduire un animal en objet d’amusement et de divertissement.

Et vous passerez comme des vents fous, est un vers tiré d’un poème de Hovhannès Chiraz, poète arménien. Un titre insolite pour un roman dans lequel les rôles principaux sont aussi bien tenus par la montagne et les animaux : brebis, chiennes, jument et surtout ourses (que des femelles !) que par les humains. C’est un beau roman, âpre, poétique et plein d’humanité.

Extrait :
La montagne n’était jamais aussi belle qu’à la toute fin de l’estive, ce moment étrange où coexistait en lui l’envie de quitter cet océan d’altitude, de gagner la terre ferme – comme ces navigateurs au terme de longues traversées océaniques – et la nostalgie d’un monde auquel il fallait s’arracher, le spleen du retour que partageaient bergers, marins et voyageurs. Et même après avoir affronté les pires tempêtes, manqué la mort de peu, songé mille fois à abandonner, tous ceux qui avaient connu le grand large, océanique ou montagnard, fréquenté les déserts ou les abysses, n’avaient de cesse d’y retourner, de s’y enfoncer, et les autres ne les comprendraient jamais tout à fait, et ils diraient encore, mais pourquoi tu t’infliges ça ? À quoi bon ? Et les marins, les errants, les bergers répondraient toujours à côté, parce qu’on n’explique pas avec les mots à quel point la montagne peut suffire à un homme, remplir toute son existence, la déborder, même, envahissant ses rêves.

Le soir, Gaspard avait fini la bouteille de rhum. Il s’était écroulé en écoutant un peu de musique – chose qu’il faisait rarement, préférant concentrer son attention sur les bruits du monde. Il avait sombré dans le sommeil aux dernières notes de Perfect Day, les mots de Lou Reed le berçaient.

Lou Reed – Perfect Day

Niveau de satisfaction :
4.4 out of 5 stars (4,4 / 5)

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Le don du mensonge – Donna Leon

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2022 (Give unto others)
Date de publication française :
2023 (Calmann-Lévy)
Traduction (américain) :
Gabriella Zimmermann
Genre : Enquête
Personnage principal :
commissaire Guido Brunetti (Venise)

Depuis la pandémie, Venise est plus calme parce que les touristes voyagent moins. À part les gangs de jeunes qui pillent les magasins fermés pour le seul plaisir de transgresser, la criminalité semble fonctionner au ralenti; les commissariats aussi. Et Brunetti également.

Jusqu’à ce qu’une ancienne voisine (Elisabetta)  lui demande de regarder ce qui se passe du côté de sa fille et surtout de son gendre Enrico. Elle a décelé un malaise chez sa fille, qui lui a confié que son mari n’était pas dans son assiette depuis quelque temps et paraissait même craindre qu’un danger ne les menaçât.

Brunetti hésite à demander de l’aide à Elettra et à Vianello, ses vieux complices, de même qu’à la commissaire Griffoni qui travaille avec lui depuis quelque temps, parce que cette enquête n’a rien d’officiel. C’est une sorte de service qu’il leur demande, tout en utilisant discrètement les moyens que le service de police met à leur disposition.

Pendant que Brunetti interroge bien des gens, y compris son frère aîné Sergio, Elettra et Vianello amassent des informations sur le net. Griffoni se distingue par sa technique de l’interrogatoire. Le saccage du bureau de la vétérinaire Flora, la fille d’Elisabetta, rend plus risquée la poursuite de l’enquête en continuant de tenir à l’écart la Guardia di Finanza, et c’est peut-être là le plus gros problème de Brunetti dans cette enquête.

En prime, on observe qu’Elettra est fière de Vianello dans la mesure où il a su bénéficier de ses leçons sur l’art d’utiliser internet pour raffiner ses recherches. Paola parvient à faire parler Brunetti de ses émotions ambigües eu égard à cette enquête. Cette complicité aide un peu Brunetti qui est devenu plus impatient en vieillissant.

Les amateurs d’émotions fortes passeront leur tour. Les adeptes de la saga brunettienne enrichiront leurs connaissances sur la famille de Brunetti et sur ses compagnes et compagnons de travail. Et on apprend que Brunetti parvient à échapper lui-même à la morosité de l’atmosphère en se plongeant dans L’Interprétation des rêves d’Artemidorus !

Extrait :
Brunetti songea à la phrase que Paola énonçait chaque fois qu’elle avait la sensation d’avoir pris le mauvais chemin ou d’être allée trop loin, comme partir vers le nord pour aller à Rome, ou ajouter un bol de sucre au lieu d’une simple cuillerée dans sa sauce tomate : le genre de situation où il était aussi assommant de revenir en arrière que de continuer. Brunetti se retrouva face à un dilemme similaire. Comment passer l’enquête à l’administration compétente ? Comment admettre son erreur vis-à-vis de ses collègues sans se mettre personnellement dans l’embarras, voire se déshonorer ?

Paola et Brunetti

Niveau de satisfaction :
3 out of 5 stars (3 / 5)

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Les meurtres d’obsidienne – Thomas King

Par Michel Dufour

Date de publication originale : 2020 (Obsidium)
Date de publication française : 2023 (Alire)
Traduction (américain) :
Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Genres :
Enquête, sociologique
Personnage principal :
Thumps DreadfulWater

C’est le cinquième roman de la série. J’ai lu et commenté les quatre premiers. Comme dans la série télévisée Elle écrit au meurtre, c’est surtout l’ambiance et les personnages qui intéressent Thomas King plutôt que la démarche policière ou la résolution du problème.

Thumps revient d’une virée sur la côte californienne où il a espéré trouver des informations sur le meurtre de son amie Anna Tripp et de sa fille Callie. Il est revenu à Chinook plutôt bredouille de son mois d’exil, ne rapportant qu’une boîte de documents laissés à son attention par son ex-patron, Ron Peat, qui a péri dans un accident.

À l’aide de son vieux collègue Leon Ranger, Thumps étudie ces documents en plus du dossier monté par Nina Maslow, assassinée depuis, dans le but d’éclairer les crimes du tueur en série et de finir par lui mettre la main dessus. Mais il est accaparé par tous ceux qui lui demandent ce qu’il a découvert au cours du mois qu’il a passé en Californie, par ceux aussi qui montent un film sur « Le tueur à l’obsidienne », et par ceux, enfin, qui tiennent une exposition de vieilles automobiles. C’est certain que le meurtre d’Anna et de sa fille le pousse à trouver le coupable, mais une bonne partie de son attention est employée à imaginer le genre d’avenir qui serait possible pour Claire et lui.

King a déjà déclaré qu’il lui important plus d’insister sur la façon de vivre de ses personnages plutôt que sur l’enquête criminelle comme telle. Dans ce cas-ci, j’ai rencontré tellement de personnages dans les quarante premières pages, qui parvenaient mal à communiquer chacun poursuivant son propre monologue, que je me suis retrouvé passablement perdu.

Un fragment d’obsidienne est déposé sur la table d’autopsie de la morgue de Chinook (dans la bouche des victimes, on avait aussi trouvé des fragments de cette pierre) et Thumps reçoit par la poste une montre de gousset. À partir de ces supposées plaisanteries, on déduit que le tueur est maintenant à Chinook. Thumps, Ranger et le shérif Hockney se cassent la tête pour trouver un mobile convenable. Le lecteur aussi. Et on finira par conclure qu’on avait bien raison de n’y rien comprendre.

Trop de personnages pas assez bien définis, une enquête minimale et un mobile trop rare pour être crédible. Si on aime Thumps, ses incertitudes, ses hésitations et ses maladresses, on pourra sourire tout au long du récit. Mais ce n’est pas un homme qui se laisse aimer facilement !

Extrait :
Leon posa sa bière sur la table et laissa le silence envahir la pièce.
J’ai toujours trouvé bizarre que vous ne vous mariez pas, Anna et toi
Thumps essaya de sourire.
On n’était pas en train de s’emmerder en ressassant de vieilles histoires ?
Vous n’avez même pas emménagé ensemble, fit Leon en rotant. Tu étais pratiquement le père de Callie.
─ On va faire un tour à bord de ce bolide ?
─ Maintenant, on comprend, dit Leon. Anna était déjà mariée et elle préférait ne pas t’en parler.
─ On pourrait rouler au bord de la rivière, dit Thumps. Je te donnerai quelques conseils sur la photo.
─ Anna aurait pu demander le divorce pendant qu’Oakes était en prison, mais elle ne l’a pas fait.
─ Je pourrais prendre une photo de toi et du VR avec les montagnes en arrière-plan.
─ Elle t’aimait, mais elle avait encore du sentiment pour lui, je suppose. Ou encore, elle avait pitié. Et il y avait l’enfant.
Leon saisit la bouteille et fit tourner la bière à l’intérieur.
─ Les femmes sont bizarres.

Chinook le soir

Niveau de satisfaction :
3.4 out of 5 stars (3,4 / 5)

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Les Terres animales – Laurent Petitmangin

Par Raymond Pédoussaut

Date de publication originale : 2023
– La Manufacture de livres
Genre : roman noir
Personnages principaux :
Sarah, Fred, Lorna, Marc et Alessandro, habitants d’une zone radioactive

La centrale a explosé. Les habitants ont quitté cette région polluée, la zone a été condamnée. Certains n’ont pas voulu partir, ils sont une vingtaine à être restés sur cette terre irradiée, dont un petit groupe de cinq personnes. Deux couples, Sarah et Fred, Lorna et Marc, et un célibataire, Alessandro, sont devenus inséparables. La fille de Sarah et Fred est morte et enterrée en ce lieu, raison pour laquelle il n’est pas question pour Sarah de partir, elle doit rester auprès de sa fille. Rien ne pourra l’en dissuader. La vie, difficile dans ces conditions, s’organise quand même et le groupe retrouve une existence presque normale. Jusqu’à ce que Sarah soit enceinte et accouche d’une petite fille. Un bébé dans cette situation c’est de la folie, il faut partir, c’est ce que pense la majorité du groupe, sauf Sarah. Des tensions apparaissent dans l’équipe jusqu’ici très soudée.

L’auteur nous décrit d’abord ce qui ressemble à une vie paisible et agréable, mais l’environnement est hostile. La bande des cinq s’est organisée, elle a récupéré ce que les gens qui ont fui ont laissé : des vêtements, des placards entiers de vivres, des médicaments et même quelques bonnes bouteilles. Sans faire la fine bouche sur les dates de péremption, ils ont trois ans de provisions devant eux. D’ailleurs trois ans, c’est leur horizon : dans trois ans, à coup sûr nos corps auront morflé, mais d’ici là on aura profité, entre amis, dit l’un d’eux. Une vie presque heureuse si ce n’est qu’il faut toujours être vigilant, se protéger, la terre est dangereuse, traîtresse. La combinaison, le masque, les gants sont nécessaires à l’extérieur.

Quand la vie reprend ses droits, l’homme et la femme retrouvent leurs instincts : instinct de survie, de groupe, mais aussi instinct sexuel. C’est ainsi que Sarah se retrouve enceinte et qu’elle donne la vie à une petite fille. L’arrivée de ce bébé va tout changer.

La nature inhospitalière malgré sa beauté, avive la solidarité entre les gens. Cette solidarité s’exerce non seulement entre les membres du clan des cinq, mais aussi envers le groupe d’Ouzbeks venu s’installer à proximité. Une mini-société est ainsi créée. Les personnages sont des modèles de compréhension et d’empathie. À croire que l’environnement difficile rend les gens meilleurs qu’ils ne le seraient dans un milieu normal.

Beaucoup d’humanité et de bons sentiments dans ce roman, mais nous ne sommes pas dans un monde de bisounours, la souffrance et la tragédie sont aussi présentes. Les Terres animales est un roman émouvant et plein de sensibilité.

Extrait :
Trois ans, c’est notre horizon. On ne le dépasse jamais. Tout ce qu’on vit, tout ce qu’on imagine se borne à trois ans. Notre stock de nourriture, on fait de notre mieux pour qu’il tienne jusque-là, et c’est vrai aussi pour le carburant, les médicaments, et ce qui nous aide encore à vivre : les piles, les bougies, les allumettes, tous ces adjuvants à l’existence, dont on pourra bien sûr se passer, mais dont on imagine mal la fin. Peu de choses vont au-delà. Nos disques, et encore il faudra pouvoir les jouer. Nos livres, il y en a tant. Même en lisant comme des brutes, aucune chance qu’on n’en ait jamais fait le tour. Presque frustrant.

Cette barrière nous est rentrée dans la tête comme s’il s’agissait de ne pas en faire trop. De ne pas s’effrayer trop vite. Trois ans, c’est énorme, il peut s’y passer tant de choses. C’est beaucoup de soirées, de coups à boire, et de matches de foot. Cela nous semble déjà très satisfaisant, un bon deal. Dans trois ans, le village des vieux aura moitié moins d’habitants. Dans trois ans, à coup sûr nos corps auront morflé, mais d’ici là on aura profité, entre amis.

Niveau de satisfaction :
4.2 out of 5 stars (4,2 / 5)

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